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Lettre du 18 Août 1837

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Je suis encore à Bruxelles, mon Adèle. En attendant la diligence je te commence une lettre que je finirai à Louvain ou à Malines. Tu vois combien c'est un bonheur pour moi de me rapprocher de toi par la pensée en t'écrivant.

Je t'ai promis de te reparler de Mons. C'est en effet une ville fort curieuse. Pas un clocher gothique à Mons, car l'église chapitrale de Sainte-Waudru n'a qu'un petit clocheton d'ardoise insignifiant ; en revanche la silhouette de la ville est chargée de trois beffrois dans ce goût tourmenté et bizarre qui résulte ici du choc du nord et du midi, de la Flandre et de l'Espagne. La plus haute de ces trois tours, bâtie sur l'emplacement de l'ancien château, et, je pense, vers la fin du dix-septième siècle, a un toît vraiment étrange. Figure-toi une énorme cafetière flanquée au-dessous du ventre de quatre théières moins grosses. Ce serait laid si ce n'était grand. La grandeur sauve. Autour de ce genre de clochers imagine des places et des rues irrégulières, tortues, étroites souvent, bordées de hautes maisons de brique et de pierre à pignons taillés du quinzième siècle et à façades contournées du seizième, et tu auras une idée d'une ville de Flandre.

La place de l'hôtel de ville à Mons est particulièrement jolie. L'hôtel de ville a une belle devanture à ogives du quinzième siècle avec un assez curieux beffroi rococo, et de la place on aperçoit en outre les deux autres clochers. Comme je devais partir à trois heures du matin je ne me suis pas couché pour voir cet ensemble au clair de lune. Rien de plus singulier et de plus charmant sous beau ciel clair et étoilé que cette place si bien déchiquetée dans tous les sens par le goût capricieux du quinzième siècle et par le génie extravagant du dix-huitième ; rien de plus original que tous ces édifices chimériques vus à cette heure fantastique.

"Ce carillon me faisait l'effet de chanter à cette ville..."

De temps en temps un carillon ravissant s'éveillait dans la grande tour (la tour des théières) ; ce carillon me faisait l'effet de chanter à cette ville de magots flamands je ne sais quelle chanson chinoise ; puis il se taisait, et l'heure sonnait gravement. Alors, quand les dernières vibrations de l'heure avaient cessé, dans le silence qui revenait à peine, un bruit étrangement doux et mélancolique tombait du haut de la grande tour, c'était le son aérien et affaibli d'une trompe, deux soupirs seulement. Puis le repos de la ville recommençait pour une heure. Cette trompe, c'était la voix du guetteur de nuit. Moi, j'étais là, seul éveillé avec cet homme, ma fenêtre ouverte devant moi, avec tout ce spectacle, c'est-à-dire, tout ce rêve dans les oreilles et dans les yeux. J'ai bien fait de ne pas dormir cette nuit-là, n'est-ce pas ? Jamais le sommeil ne m'aurait donné un songe plus à ma fantaisie.

Eh bien ! ce rêve est fortifié. Mons est une citadelle ; et une citadelle plus forte qu'aucune des nôtres. Il y a huit ou dix enceintes avec autant de fossés autour de Mons. En sortant de la ville on est rejeté pendant plus d'un quart d'heure de passerelles en pont-levis à travers les demi-lunes, les bastions et les contrescarpes. Ce sont les anglais qui ont mis cette chemise à la ville pour le jour où nous aurions le caprice de nous en vêtir.

"Ce sont les anglais qui ont miscette chemise à la ville..."

Cette Flandre est belle d'ailleurs. De grandes pairies bien vertes, de frais enclos de houblon, des rivières étroites coulant à plein bords ; tantôt un herbage plein de vaches, tantôt un cabaret plein de buveurs. On voyage entre Paul Potter et Teniers.

Quant à la propreté flamande, voici ce que c'est : toute la journée, toutes les habitantes, servantes et maîtresses, duègnes et jeunes filles, sont occupées à nettoyer les habitations. Or, à force de lessiver, de savonner, de fourbir, de brosser, de peigner, d'éponger, d'essuyer, de tripoliser, de curer et de récurer, il arrive que toute la crasse des choses lavées passe aux choses lavantes ; d'où il suit que la Belgique est le pays du monde où les maisons sont les plus propres et les femmes les plus sales.

Ceci soit dit, en exceptant, bien entendu, les belles dames, avec lesquelles je ne veux me faire d'affaires en aucun pays.

Du reste, cette espèce de propreté malpropre donne, quand on oublie les femmes, des résultats charmants. Ainsi, grâce aux plaques de cuivre luisantes comme l'or, qui les garnissent ici, je viens de m'apercevoir pour la première fois depuis que j'existe que les colliers des chevaux de charrette ont la forme d'une lyre. Mets des cordes à la place de la tête du cheval, et Viennet pourra se servir de cet instrument.

A propos des chevaux, il paraît qu'ils sont fort méchants en Flandre, ou les flamands fort prudents ; car on ne les ferre dans tous les villages où j'ai passé que dans un travail des plus solides, non en chêne, mais en granit. (Ils ont ici un granit bleu assez laid qu'ils mettent à toute sauce). J'ai été contrarié de cette mode, moi qui aime tant à rencontrer en route le beau groupe compliqué du cheval et du maréchal ferrant.

A quelques lieues de Mons, avant-hier, j'ai vu pour la première fois un chemin de fer. Cela passait sous la route. Deux chevaux, qui en remplaçaient ainsi trente, traînaient cinq gros wagons à quatre roues chargés de charbon de terre. C'est fort laid.

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